Je n’ai pas oublié

Comme je vous l’annonçais dans mon bilan du mois de janvier et ma to-do de février, j’ai décidé de vous partager mes récits sur ce blog. La première nouvelle que je découperais en plusieurs parties s’intitule Je n’ai pas oublié. Chaque samedi, à partir d’aujourd’hui, je vous dévoilerai une nouvelle partie. Mais d’abord de quoi parle cette nouvelle ?

« Cela fait deux semaines que je n’ai pas mis le pied dehors et je souffre comme un nouveau-né qui pousse son premier cri.  » 

Sarah évite le monde comme la peste. Elle vit recluse dans son appartement et n’en sort que pour faire des courses dans son supermarché de proximité. Ce vendredi soir, au détour du rayon des féculents, elle croise le regard de l’homme au béret qui va faire resurgir des souvenirs douloureux.

Je vous laisse, à présent, entre les mains de Sarah dans ce premier chapitre.

Le diable habite à quelques rues de chez moi

Une brise légère souffle sur mon visage. Bien que l’atmosphère de cette grande ville soit pollué, j’ai la sensation d’inspirer un grand bol d’air frais comme lors d’une retraite en montagne. Mes poumons se gonflent. Je hume le parfum délicat de la ville. Un mélange de cigarette, de soufre et de pot d’échappement qui agresse mon nez et m’apaise à la fois. En l’espace de quelques secondes, j’ai dû raccourcir ma vie de dix années.

Les gens frigorifiés se crispent et se pressent. Les conducteurs s’impatientent. Les voitures déboulent et les pneus crissent. Ça insulte, ça hurle et ça klaxonne. Les braillements de la ville me percent les tympans. Deux semaines que je n’ai pas mis le pied dehors et je souffre comme un nouveau-né qui pousse son premier cri.

Je prends une légère inspiration et me mets en marche. Je me serais bien cachée un bon mois encore mais je n’ai plus rien à manger chez moi. Pas de bunker où stocker cinq ans de nourriture alors je n’ai pas le choix. Je dois faire ma petite sortie au supermarché du coin, effectuer ces cinq minutes de marche et serrer les dents. Ce soir, je remplirai mon quota d’interaction sociale du mois. Je saluerai la caissière, lui sourirai et après avoir ramassé mes articles à la hâte, lui souhaiterai un excellent week-end. Le reste du temps, j’échange par mail avec mes clients et évite le plus souvent d’être au téléphone avec eux. J’aime vivre comme un ermite. J’ai choisi de m’affranchir de la vie sociale et de l’angoisse qu’elle représente pour moi. On m’a, un jour, mis au ban de la société, je m’y suis assise, et depuis, je ne m’en suis plus jamais relevée.

Quelle mauvaise idée ai-je eu de partir faire mes courses un vendredi soir à la sortie des bureaux ? Les queues aux caisses sont interminables et s’engouffrent dans les rayons. Je ne suis pas venue chercher grand chose et pourtant je vais devoir patienter vingt bonnes minutes.

Je circule à travers les rayons : bio, épicerie salée et m’arrête à celui des féculents. Le paquet de riz basmati que j’ai l’habitude de prendre est bien trop élevé pour moi. Mes petits sauts et mon talent d’équilibriste sur la plante des pieds n’y feront rien. Il est hors de ma portée.

Je regarde autour de moi à la recherche d’une aide généreuse. Mon salut semble faire un bon mètre quatre-vingt dix et scrute le carré des pâtes complètes au bout du rayon. L’homme semble avoir la trentaine. Il est coiffé d’un béret et vêtu d’un long manteau de maille texturé qui recouvrait un costume bien taillé, dont l’ourlet laissait découvrir des chaussettes en fil d’écosse et des mocassins parfaitement vernis. J’avance vers lui décidée à avoir ce paquet de riz.

Son visage se dessine et me semble familier. Au moment où je m’apprête à l’alpaguer, il tourne la tête en ma direction. Je croise son regard et fais brusquement un pas en arrière. Je suis incapable de sortir le moindre son de ma bouche. Heureusement, autrement j’aurais poussé un cri d’horreur qui aurait réveillé mes ancêtres. Je voudrais fuir mais mon corps refuse d’effectuer le moindre mouvement. Mon coeur bat à vive allure. J’ai l’impression qu’il va exploser ma poitrine. L’homme au béret semble d’abord intrigué puis il me sourit. Son sourire me glace le sang.

— Vous vouliez me demander quelque chose ?

Prise au dépourvu, je secoue ma tête en signe de réponse négative. Il fronce légèrement les sourcils et tourne les talons. Je reste plantée au milieu du rayon les mains tremblantes. Quelques exercices de respiration et phrases d’encouragement m’apaisent. Je continue mes courses en prenant soin d’éviter l’homme au béret.

Il ne m’a même pas reconnue. À force de me détester, j’avais fini par lisser ces cheveux qu’ils haïssaient tant. Il est vrai que j’avais beaucoup changé mais tout de même. J’ai toujours été insignifiante mais je pensais que j’avais au moins marqué les esprits. Je pensais qu’il ne pourrait jamais oublié mes yeux apeurés, mes cris de terreur et mes larmes d’angoisse, qu’ils viendraient le hanter dans son sommeil. Je pensais qu’il se souviendrait de toute la souffrance qu’il m’avait fait endurer. Suis-je donc la seule à ne pas avoir oublié cette nuit ? Suis-je la seule à rester prisonnière de ces souvenirs pendant qu’il vit une vie dont il m’a privée ?

Je suis en caisse, j’ai juste pris de quoi manger ce soir et je fulmine. J’aperçois son béret à la caisse d’à côté. Je regarde son panier : des fruits, des légumes, du pain que du bio. Je suis sûre qu’il mène la belle vie. Il a l’allure d’un conquérant, celui à qui tout réussit et qui n’a jamais connu l’échec. On lui promettait un bel avenir. Il n’y a aucune raison qu’il s’en soit écarté. Le revoir a ravivé la haine viscérale que je lui vouais.

Nous quittons nos caisses au même moment. Il m’adresse un sourire et me laisse passer devant les portiques de sortie du supermarché. Si tu crois que quelques gestes de civilité peuvent excuser des années de malveillance, tu te fourres le doigt dans l’œil mon pauvre.

Je m’arrête un instant devant le supermarché et le voir partir à droite. Poussée par je ne sais quelle force, je me mets à le suivre. Il coupe à travers le parc. Je fais de même. Il longe une rue commerçante. Je marche sur ses pas. Il s’engouffre dans une ruelle. Je le suis à la trace. Il compose le code d’un bâtiment et y pénètre. Je rêve. Le diable habite à quelques rues de chez moi. Luc Ongaro vit à dix minutes de chez moi au 14, rue des Olives.

Découvrez la suite de la nouvelle ici

En attendant qu’en avez-vous pensé ? À votre avis qui est ce Luc Ongaro ? Et pourquoi Sarah est-elle si bouleversée de l’avoir croisé ?

28 réflexions sur “Je n’ai pas oublié

  1. Hâte de découvrir la suite.
    D’abord je me suis dit que c’était un ex qui l’avait maltraitée. Mais le pronom s’est changé au pluriel, Luc n’avait pas été seul à lui faire ces méchancetés… Était-ce un maître d’école … Non, un élève de sa classe… Je n’ai encore aucune indication sur l’âge ni de l’un ni de l’autre….
    Oui je suis intriguée.

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