Petit changement de programme, je vous proposerai une nouvelle partie de » Je n’ai pas oublié » tous les vendredis soirs et non plus les samedis comme je l’avais annoncé la semaine dernière. Attention, vous allez lire la deuxième partie. La première partie : Le diable habite à quelques rues de chez moi se trouve ici.
Bonne lecture !
14, rue des Olives, l’adresse tournicote dans ma tête comme une mauvaise rengaine. Un refrain incessant dont je n’arrive pas à me défaire. Je rentre chez moi et elle rythme chacun de mes pas, chacun de mes gestes. Que suis-je censée en faire de cette adresse ? Envoyer une lettre assassine où je jure sur tous mes ancêtres que je lui ferai payer ce qu’il m’a fait subir ? Réduire en cendres sa vie lissée car il a bousillé la mienne ? Ou ne rien faire ? Dois-je tourner la page comme je me le suis si souvent répété ? Je l’ai toujours souhaité. Seulement, cette page est bien trop lourde pour moi. Je la tiens à bout de bras, épuisée, et chacun de mes efforts pour la tourner s’est révélé être un échec. J’ai vu plus de médecins et de psychologues dans ma vie qu’une infirmière en fin de carrière. Aucun n’a su éradiquer le mal qui me rongeait.
Je suis à chaque seconde submergée par un flot de souvenirs. Des bribes de mémoire me harponnent à ce passé que j’essaye d’oublier. Des cris, des insultes, des bousculades ; des gifles, des tumultes et des brimades. Une fois, j’ai espéré remonter à la surface, je me suis débattue, ai nagé à contre-courant mais la vague scélérate que sont les émotions à fini d’achever tout espoir de rémission. Alors je me suis laissée noyer. Depuis mon esprit est prisonnier de ce passé. Je ressasse. Je rumine. Je repasse en boucle. Je pense avoir exploré chaque souvenir de mon cerveau brisé : de la glace au chocolat qu’on m’a refusée à mes trois ans jusqu’à ce monsieur qui m’a doublée dans la queue le mois dernier. Je pense inlassablement à ce que j’aurais dû faire, à ce que j’aurais dû dire, à ce que j’aurais dû taire. Rester cloîtrée m’empêche de me créer de nouveaux souvenirs qui m’empoisonneraient l’existence. Je pense donc je ne sors pas et puis je ne dors pas non plus.
Du moins, je ne dors pas naturellement. Je somnole. Je m’offre du répit dans le cocktail de médocs que j’ingurgite chaque jour. Et cette nuit, impossible de fermer l’œil. Je me revois dans mon supermarché. Je slalome entre les rayons. Je croise de nouveau son regard et me voilà suffocante dans cet étang glacé priant pour ma vie. Je me réveille en sursaut et des gouttes de sueurs suintent de mon front. Je crains de me rendormir alors je fixe les reliefs du faux-plafond pour ne pas y penser. Raté ! Je pense à lui et à ce qu’il m’a fait endurer.
Je me lève et attrape mon ordinateur portable posé sur ma table de chevet. Je tape frénétiquement Luc Ongaro dans la barre de recherche. Sans surprise, Google le connaît bien plus que moi. Je clique sur son profil professionnel en prenant bien soin de déconnecter le mien. Ce Luc n’a pas changé. Le profil-type qu’on prendrait en exemple dans des formations de personal branding. Un portrait en buste dévoilant un trentenaire à la belle gueule, parfaitement rasé, le cheveu maîtrisé, le regard vif, le sourire carnassier. Une pose en costume, épaules carrées et bras croisés donnant l’air d’un cadre dynamique capable de relever tous les défis de la société. La parfaite représentation du super-héros salarié comme notre école républicaine en a si souvent créés. Luc Ongaro est devenu directeur administratif et financier d’une grosse boîte à trente-ans puis il s’est retrouvé à la tête d’une start-up. Il a fait ses armes dans une grande école de commerce puis dans une université de renom américaine. Il parle couramment cinq langues dont le russe. Il inonde son profil d’articles sur le management, sur des leçons tirées de son expérience avec sa fille de cinq ans et son chien. Il parle de sa routine matinale et de celles des grands leaders de ce monde. Pourquoi ne peut-il pas juste faire son foutu jogging à 4h du matin et foutre la paix au reste du monde ? Son profil déborde d’humanisme, d’altruisme et de pensées positives. Le comble quand on sait que cet énergumène qui prétend avoir le cœur sur la main a tenté d’arracher le mien. Parcourir ce pan de sa vie me donne davantage la gerbe. Il est tout ce qui me rebute. Je suis persuadée qu’il est resté le même. On ne change pas. Les bordures sont lissées, les contours dessinés mais l’intérieur reste pourri. Qu’arriverait-il si cette image qu’il a mis tant d’énergie à construire se retrouvait écornée ?
J’absorbe la moindre information qu’internet veut bien me fournir de lui. Je mémorise ses hobbies. Je lis ses articles dégoulinants de bons sentiments, son faux enthousiasme pour le comprendre lui. Mais je ne suis pas satisfaite, il m’en faut plus. Beaucoup plus.
Il est près de six heures du matin et Paris s’éveille doucement. Je marche à vive allure pour tenter de me réchauffer. Je passe devant le supermarché, je traverse le parc, je longe la rue commerçante et vais m’échouer dans la rue des Olives. Une petite brasserie de quartier donne sur sa porte d’entrée. Je m’y installe commande un, deux puis autant de cafés qu’il n’en faut pour passer le temps. Je fixe cette porte rouge brique qui s’ouvre et se referme sans jamais qu’apparaisse l’objet de mon obsession. À travers cette porte défileront des lycéens en retard à leurs cours, une vieille dame qui promène son chien et deux dames en pleine discussion qui prétendent s’apprécier.
Il est 9h42 quand enfin Luc, sa fille de cinq ans dans les bras, pointe le bout de son nez.
Alors qu’avez-vous pensé de cette partie ? Que projette Sarah ?
N’hésitez pas à partager vos critiques, c’est comme cela qu’on grandit. Retrouvez la partie 3 ici.
Crédit photo : Danny G sur Unsplash
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